JIPANGO: Vous êtes venu en France
alors que vous étiez très jeune, dans les années
50. Qu'est ce qui vous a amené ici ?
Takumi Ashibe: Je suis né au Japon, à Nagano, en
1934. Là bas, un voisin possédait un hôtel
à Paris. Quand j'étais enfant, il m'a montré
des photos de la Tour Eiffel. J'ai eu ce rêve, cette envie
d'aller en France. pour mes 18 ans, ce monsieur a promis de me
faire venir pour travailler avec lui. Mais cela n'a pas été
simple, il a fallu presque 2 ans pour obtenir un permis de travail.
Ce n'est qu'en 1954 que j'ai reçu mon certificat d'embauche
et de quoi payer le trajet. Je suis venu en bateau, de Yokohama
jusqu'à Marseille. Cela a pris un mois. A l'époque,
l'avion était très rare et hors de prix. Le bateau
était moins cher, mais quand même, cela faisait
120 000 ¥, et le salaire moyen d'un jeune homme était
de 6 000 ¥ !
J'ai travaillé presque 4 ans dans l'établissement
de mon compatriote, puis il est décédé.
J'ai décidé de rester, et j'ai ouvert un petit
restaurant près du Panthéon, en 1958: Takaraya.
J'étais seul en salle et en cuisine, heureusement, des
étudiants du quartier venaient me donner un coup de main.
J : Est ce qu'il y avait d'autres restaurants
japonais à Paris ?
T. A. : Non, j'étais le seul ! Vous savez, il devait y
avoir 500 japonais à Paris, à l'époque.
Mes clients étaient français, des gourmands, des
curieux surtout; le Japon était pratiquement inconnu.
Au menu, je proposais tempura, yakitori, poisson grillé,
sashimi. Aujourd'hui, les clients français demandent surtout
du sashimi. A l'époque, quand on leur expliquait que c'était
du poisson cru, ils avaient peur ! Pour les convaincre, ma femme
leur demandait «Vous mangez des huîtres? Oui? Alors
essayez au moins. Si vous n'aimez pas, vous ne payez pas.»
Et cela marchait. En 1963, j'ai cherché un endroit plus
grand, c'est comme cela que j'ai ouvert le restaurant Takara,
rue Molière.
J : C'était pour être dans
le quartier japonais ?
T.A. : Non, à l'époque, ce n'était pas japonais
du tout ! ça l'est devenu seulement à la fin des
années 80.
Vous savez, ce n'est qu'en 1964 que les japonais ont commencé
à voyager. Il fallait bien remplir les avions qui amenaient
les visiteurs des Jeux Olympiques au Japon dans le sens inverse
! il est devenu facile d'obtenir un passeport et beaucoup de
jeunes sont partis en Europe tenter leur chance, en voyageant
en train par l'URSS parce que c'était moins cher. Vraiment
les J.O. de 1964 ont été très importants,
parce que c'est à partir de ce moment que les japonais
ont découvert le monde et aussi que le monde a commencé
à découvrir le Japon. A ce moment, il y avait 3
autres restaurants japonais à Paris, et cela n'a pas cessé
d'augmenter.
J : Quelle est la situation actuelle des
restaurants japonais à Paris ?
T.A. : Eh bien, il y a en région parisienne environ 250
établissements.
J : Pourtant, beaucoup ne sont pas tenus
par des japonais, pourquoi ?
T.A. : C'est vrai, moins de 100 ont un chef japonais. Je pense
qu'on peut l'expliquer parce que dans les années 80, il
était difficile d'embaucher du personnel japonais, à
cause du permis de travail. Alors beaucoup de restaurants ont
recruté parmi la communauté asiatique réfugiée
en France, chinois, laotiens, cambodgiens etc..., pour aider
en salle et en cuisine. Ils ont un peu appris, surtout le yakitori
qui est assez facile, et à partir de 91/92, ils ont pu
ouvrir leur propre restaurant japonais, parce que la demande
était forte. Leurs prix sont très bas; pour la
qualité, cela dépend du sérieux du chef.
J : Le yakitori, c'est ce que les français
connaissent le mieux, mais le reste de la cuisine japonaise est
encore peu connu ?
T.A. : Le yakitori, c'est délicieux, mais ce n'est qu'une
toute petite partie de la cuisine. Les français connaissent
bien le sushi aussi, depuis la fin des années 80, car
les gens essayaient de manger plus sainement. Maintenant, il
reste à découvrir les autres aspects de la cuisine
japonaise, tempura, nabemono, sukiyaki et bien d'autres choses.
J : Quels sont les critères pour
choisir un restaurant japonais ?
T.A. : Bien sûr, il faut privilégier un restaurant
avec beaucoup de clients, c'est une garantie de fraîcheur
des produits, viande et poisson. Et essayer plusieurs restaurants
pour voir les différences et trouver le goût qui
vous convient.
J : Vous fêtez bientôt vos
40 ans de restauration à Paris, quelle est la recette
de votre succès?
T.B. : Lorsque j'étais au Panthéon, je faisais
la cuisine moi-même, mais on ne peut pas bricoler toute
la vie... Depuis que je suis rue Molière, j'ai toujours
fait venir mes chefs du Japon. Et depuis peu, mon fils est revenu
de 7 années d'apprentissage de la cuisine dans des grands
restaurants de Tokyo. Maintenant il travaille avec moi. Il n'y
a pas de secret, il faut du temps pour apprendre à faire
la bonne cuisine. Je suis aussi très exigeant sur la qualité
des produits. Au Japon, nous avons des variétés
très différentes, impossibles à remplacer
par des substituts. Par exemple, le poireau japonais est très
petit, on peut le confondre avec les oignons nouveaux, mais c'est
un vrai poireau, très tendre et juteux à l'intérieur.
Et le potiron japonais, très petit lui aussi, est particulièrement
ferme et goûteux, impossible à remplacer par le
potiron dont vous avez l'habitude. depuis des années,
je fais pousser des légumes japonais dans mon potager.
Certains poussent facilement et sont un régal dans la
cuisine. Mon potager, c'est ma passion...
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